Sachez avant tout que l'auteur des lignes qui suivront ment. Il peut dire la vérité mais l'enrobe de tant de mensonges que l'ensemble devient indigeste. Soyez donc prudents.

L'histoire de ma vie ? Mais comment pourrais-je résumer en quelques lignes des origines qui mériteraient des pages et des pages ? Soit, je vais œuvrer pour rester bref tout en vous divertissant.

Je me réveillais donc comme souvent avec un goût sordide en bouche, les jambes raidies par une nuit à danser comme un beau diable et ne portant pour tout vêtement qu'une robe à franges aux perles décousues. Elle n'était pas à moi, j'en aurais mis ma main à couper, je n'aurais jamais choisi l'anis comme couleur, cela ne met pas mes jambes en valeur. Repoussant doucement une tête à la lourde chevelure brune, je m'étirais en m'extirpant du canapé, désireux d'étancher ma soif grandissante avec n'importe quel alcool...Ah, vous ne voulez pas que je commence par là ? Admettons...mais laissez-moi d'abord avaler mon verre.

Cela étant fait, reprenons.

Puisque vous souhaitez connaître le début de mon histoire, sachez que je suis né en France, oui, oui. Mes parents vivaient dans une petite chambre de bonne près de Montmartre. Elle était modèle pour les écoles d'arts et lui, il travaillait dans une pâtisserie sans pouvoir se payer d'école de cuisine. Je crois qu'ils étaient heureux tous les deux mais quand ma mère est tombée enceinte, ça a jeté comme un froid entre eux. Du moins, après ma naissance, quand je suis devenu diablement concret. L'argent qui n'était déjà pas très présent est devenu extrêmement rare et si ma mère faisait tout son possible pour maintenir une apparence de conte de fées, en cumulant les boulots et en s'occupant de moi sans se plaindre, mon paternel n'était pas aussi idéaliste. Il aimait ma mère, ça, c'est sûr, mais le petit bonhomme qui engloutissait leur fric en couches et en nourriture, il était moins fan. Alors il a commencé à boire, à rentrer tard ou à distribuer des claques. Ça vous apprend à être agile et silencieux, je peux vous le garantir. Il a abandonné la pâtisserie pour enchaîner les jobs alimentaires, je ne pourrais même plus vous dire lesquels. Moi, je faisais de mon mieux en classe, je me faisais tout petit.

Quand mon don s'est déclaré, je devais avoir six ou sept ans, ça fait jeune pour quelque chose d'aussi sombre. Je me demande si, dans d'autres circonstances, j'aurais pu créer des images féériques, des papillons multicolores, ce genre de jolies choses dont les enfants raffolent pour s'apaiser et sourire. Mais je vivais dans un foyer secoué par les sauts d'humeur de mon père, je voyais le visage mal maquillé et amaigri de ma mère qui tentait de garder le sourire. Tout cela affecte profondément les enfants. Je ne contrôlais pas bien ce que je montrais, j'ai terrifié plus d'un camarade, plus d'un enseignant aussi. Mon père ne pouvait pas comprendre ce que je traversais, ma mère non plus d'ailleurs. Elle, elle ne pouvait que changer très légèrement la couleur d'un objet, rien de bien méchant. Bref, cela n'a pas arrangé l'ambiance familiale mais il est rapidement apparu que mon père osait moins me frapper, de peur de ce que je pourrais faire apparaître dans son placard. En un sens, ça a permis d'atténuer le rythme des coups.

Je n'ai pas envie de m'étendre sur mes jeunes années, vous en avez un tableau suffisamment précis et je n'aime pas larmoyer. Mon père a fini par se tuer dans un bête accident de voiture, ça a ôté un poids des épaules de ma mère. Elle a repris goût aux choses, elle a trouvé un job dans un magasin, tout allait mieux. J'ai commencé mes études de psycho et j'étais plutôt doué, surtout en considérant combien je connaissais la nature sombre des gens.

Je dois indiquer, et ça ne surprendra personne, que j'avais commencé assez jeune à vivre une existence quelque peu dissolue du point de vue des relations. Jamais rien de bien stable, jamais trop de limites. J'ai vécu comme beaucoup en étant à moitié saoul, à moitié vêtu, complètement vivant. Ma mère s'en alarmait mais elle a rapidement eu, de nouveau, des préoccupations plus importantes à l'esprit. Elle a choppé un cancer, c'est toujours un cancer, un foutu cancer, hum ? J'ai mis mes études entre parenthèses pour m'occuper d'elle mais c'était le pancréas. Je...j'ai senti en la perdant que c'était une part de ma propre âme qui s'en était allée. La perte de ma mère m'a profondément changé, je crois. Après ça, je n'avais plus goût au sérieux, aux études. Même si j'ai obtenu mon diplôme, je me suis enfoncé un peu plus dans ce que l'on appelait autrefois la débauche mais le terme fait un peu démodé maintenant.

Nous arrivons à un point de mon récit que beaucoup jugeront grotesque, invraisemblable et pour le dire simplement, je m'en fiche. Ce que vous lirez, vous n'êtes pas obligé de le croire.

Je devais avoir 24 ans à l'époque, un psy avec un petit cabinet sans prétention, un homme ouvert à toutes les expériences. Je l'ai rencontré par hasard, dans des circonstances que je dois malheureusement garder secrètes. Pas de ma propre volonté mais peu importe. Il était en voyage à Paris, loin de la Suède et de sa fiancée aussi jolie qu'insipide. Il était à la recherche d'un peu de spontanéité avant de devoir retrouver ses fonctions, son titre et ses obligations. Des choses qui n'avaient pas d'importance à mes yeux. Seuls nos corps nous intéressaient, pas de longues discussions sur nos familles mais des étreintes à en avoir le souffle coupé. Dès qu'il le pouvait, il revenait me voir et je pense avoir réussi à le divertir. Je n'ai pas honte de dire qu'il m'a couvert de cadeaux digne des joyaux d'une couronne, même si nous ne nous retrouvions pas toujours au Ritz. Carl était généreux, passionné et particulièrement sensible au niveau de la hanche droite. Sa proximité avec le trône n'avait pas d'importance, c'était moi "Son Altesse" au lit.

Notre petit jeu a duré pendant plus d'un an si j'y réfléchis mais une fois marié, il a bien fallu mettre un terme à notre aventure. Nous nous sommes dits adieu, il est retourné à son palais et moi, je suis parti pour Sanlow. Un endroit nouveau pour une nouvelle vie, je crois bien que c'est pour ça que tout le monde s'y installe. Et là-bas, j'ai ouvert un nouveau cabinet. J'ai tenté d'étudier plus en profondeur les rouages de mes patients.

On dira que je n'ai pas toujours fait preuve de déontologie. Que j'ai torturé psychologiquement certaines des personnes venues me voir. Tout cela est un tissu de mensonges. Ou pas. Peu importe au fond. Je n'ai pas envie de m'étendre là-dessus, ni sur les circonstances qui m'ont fait rejoindre l'Abysse. Je dirai simplement que c'est un poste qui me convient tout à fait, effrayer les curieux et les mauvaises langues et que je croque la vie à pleines dents. Croyez-moi quand je dis que je suis en pleine ascension, que je n'ai pas encore profité pleinement de toutes les opportunités. Ici, tout est possible, à commencer par se lever en plein après-midi après une fête arrosée, vêtu d'une robe charleston et avide d'un verre.


Dossier XXX. Silas Desmond, né Simon Theopilius Des Monts. Extraits choisis. Né à Dunkerque en 1991. Parents aisés. Père universitaire, mère chirurgienne. Tous deux Normaux. Gêne provenant selon toute vraisemblance de la grand-mère du côté maternel. Enfance normale, tranquille. Résultats moyens. Peu d'incidents sauf atteinte à la pudeur et comportements indécents. Entreprend un cursus universitaire en psychologie. Aide financière discrète de la part des parents à l'université. Se révèle excellent élève mais reçoit un blâme. "Étudiant brillant mais manifeste un intérêt alarmant pour la souffrance et les phobies". Obtient son diplôme et part à Sanlow, y ouvre son cabinet. Mène en parallèle des recherches peu déontologiques. Sort des sentiers légaux pour rejoindre les bas-fonds.