En voyant les gigantesques affiches pour le prochain film sur les Gemmes, on serait tenté de croire que nous avons tous des vies palpitantes, faites de super-vilains à tabasser et de gens importants à sauver. Comme si notre quotidien était entièrement rempli de beaux gosses en détresse et de criminels en tenue fluo menaçant de transformer la population en dauphins. La réalité est toute autre, comme vous pouvez vous en douter. Déjà parce qu'ils ont clairement casté une actrice plus jeune que moi pour le rôle de Rubis, je ne suis même pas sûre que cette fille ait fini ses études. Regardez-moi cette toute petite poitrine et cette moue aguicheuse, comme si ma technique de séduction était de rouler des pelles. Pff...

Mais j'étais en train de dire que nos missions ne sont pas toutes palpitantes et dangereuses, il arrive souvent que j'aide simplement quelqu'un à déneiger une allée ou même, et c'est sans doute plus important que n'importe quoi d'autre, que j'empêche une personne de commettre l'irréparable. Fort heureusement, ce n'est pas mon cas aujourd'hui, j'ai juste assisté une vieille femme qui avait fait une crise, sans doute Alzheimer ou quelque chose comme ça. Une fois raccompagnée chez elle -et le temps de boire un thé - je repars en rajustant mon masque. Si je me souviens bien, ma fille sort de répétition dans une heure, j'ai encore un peu de temps avant...

Bordel de sa mère la pute en bois, qu'est-ce qui vient de se passer ?!
Je ressens une grande douleur dans le dos et me redresse, surprise de voir un gamin rouler sur le côté. Pour un peu, avec ses cheveux clairs, je croirais à un ange mais je ne suis pas sûre que ces derniers s'écrasent. Un ado qui a voulu mettre fin à ses jours ? Je ne suis que douleur mais avec encore assez de présence d'esprit pour attendre d'en savoir plus avant de m'énerver. Putain, je vais finir par avoir des vertèbres tassées avec ces bêtises...

Tu vas bien ? Rien de cassé, petit ? je demande avec une voix d'héroïne un peu convaincante malgré la douleur.

   
   L'oisillon tombé du nid parle, c'est déjà un signe qu'il n'est pas mort et donc un élément rassurant. Par contre, il a mal au corps ? Je devrais dire quoi, je vais en avoir pour un moment avant que mon dos ne se remette en place. Relativisons, il m'est tombé dessus, ce n'est pas comme si j'étais blessée. Comme je dis toujours "je suis en rouge, on voit pas le sang". Bref, je me retiens de rouler des yeux tandis qu'il m'annonce avoir glissé. En levant les yeux, je ne vois pas de balcon, de fenêtre ouverte par laquelle il serait passé. Étrange...

- … laissez-moi… là… ça va… aller…

Mais bien sûr, il vient de faire une chute de plusieurs mètres et il semble mal en point mais je vais le laisser dans cette rue en attendant qu'il meurt. Ce qu'il ne faut pas entendre. Sans être sûre qu'il me voit (mais il a ouvert les yeux, encore une preuve qu'il est en vie), je secoue la tête et me penche sur lui pour l'examiner. Ça ne vaut pas l'avis d'un médecin mais ça me permettra de savoir si je peux le transporter sans risque. Ou juste potentiellement le déplacer pour que les secours le trouvent plus aisément.

Non, je ne peux pas vous laisser comme ça, vous avez fait une chute et êtes dans un état peu enviable. Laissez-moi vous aider.

Je le vouvoie mais à vue de nez, il ne doit pas être très âgé non plus. Un peu plus que ma famille mais ce n'est pas non plus un adulte complet. On me dirait qu'il sort d'une boule de coton, j'y croirais. Je procède aux examens préliminaires, pouls, respiration, j'examine ses yeux, commence à le palper aussi doucement que possible pour identifier de potentiels os cassés.

Tu es entre de bonnes mains, je m'appelle Rubis flamboyant, je fais partie des Gemmes. Et si tu m'expliquais un peu ce qui s'est passé ?
   

   
   Il devrait survivre, ma fille se fait des blessures plus graves en tombant du trampoline. Il va juste avoir des bleus partout et pendant un moment mais il a une chance folle de n'avoir rien de cassé. Peut-être une entorse mais rien d'handicapant. Il pourra même commander un taxi pour aller se faire examiner, tout va pour le mieux. Enfin, il a clairement besoin de parler un peu donc je m'installe un peu plus confortablement à ses côtés tandis qu'il commence à bredouiller en regardant au-dessus de lui. Un petit nouveau chez les Spéciaux alors ? Je vois ce que c'est, on en croise souvent des gamins perdus et il a l'air tout triste. Peut-être que je pourrais lui recommander l'institut B. Quoiqu'il me semble un peu vieux et rebelle pour suivre des cours, ça ne lui conviendra peut-être pas. Dans le doute, je lui en glisserai un mot.

Le jeune homme dont je ne connais toujours pas le nom se perd dans ses réflexions, ses idées noires sur son incapacité à utiliser son pouvoir. Il se prend trop la tête, il est encore jeune et s'il débute tout juste, il ne faut pas qu'il s'en veuille. Je ne lui parlerai pas de mes débuts mais ils n'étaient pas glorieux, c'est certain, avec un pouvoir comme le mien. Je hoche la tête doucement avant de répondre, espérant choisir les bons mots même si ça n'a jamais été mon fort (paradoxalement).

La raison pour laquelle tu as ce don, ça viendra peut-être plus tard mais ce n'est pas parce que tu ne maîtrises pas encore cette partie toute nouvelle de toi que tu dois tout laisser tomber. Au mieux, tu en apprendras plus sur toi avec le temps, ça se développe lentement ces choses-là. Au pire, tu l'utiliseras pour de petites choses. Beaucoup de Spéciaux ont un don qu'ils jugent dérisoire ou inutile mais qu'ils emploient au quotidien sans trop y penser comme on se brosse la dent avec sa main dominante.

Suis-je convaincante ? Je n'en ai absolument pas l'impression et j'ai une légère crainte que ce gamin parte se suicider dans un coin une fois que je me serai éloignée. J'ai déjà eu à réconforter des gens, à en empêcher de faire une bêtise mais c'est toujours danser sur le fil du rasoir.

Tu sais, être Spécial n'est pas quelque chose de simple ou que l'on peut vraiment affronter seul. Je ne sais pas, tu as peut-être des proches, des amis avec qui discuter de ça, qui pourront t'entraîner et te guider. Si ce n'est pas le cas, l'Association d'aide aux Spéciaux saura te prodiguer de bons conseils. Et puis il y a l'institut Bruttenholm qui forme les Spéciaux, les aident à contrôler leur don et à trouver leur voie.

   

   
   De gêné, il semble que le jeune homme devienne agacé et je me dis que c'est déjà un signe qu'il est en forme physiquement. Quant à son air d'ado renfrogné, j'ai tellement l'habitude que je n'y prête pas attention. Moi, je suis juste la pauvre cloche sur laquelle il est tombé et mon rôle est d'assurer la sécurité physique et mentale des citoyens. Qu'il ne veuille pas de mes conseils ou de mon écoute, ça le regarde. Après tout, c'est avant tout à l'univers qu'il en veut, à la génétique qui fait qu'il a reçu des dons qu'il ne maîtrise pas.

Un sourire sans joie passe un instant sur mon visage en entendant que les super-héros ont la belle vie, comme si sauver des gens était une activité facile et qui n'apporte que gloire et bonheur. Je fais partie d'un groupe que je dirais presque sponsorisé, notre vie est assurée tant que l'on nous garde mais je suis sur le fil, on pourrait me virer à tout moment. Mais ce n'est rien, j'ai des économies. Non...je songe surtout au regard de ma fille quand je lui annonce que je ne peux pas assister à ses spectacles, que j'ai oublié d'envoyer le chèque pour la sortie scolaire. Je songe à mon mariage en miettes. Je songe à ces amis, ces partenaires ou connaissances qui sont morts lors de missions ou même en dehors. Mon statut de Gemme m'offre une certaine sécurité mais ce n'est pas éternel ou même totalement efficace. Mais tout ça, je vais le garder pour moi car ça n'a pas grand intérêt.

Le jeune homme se met à pleurer, c'est bien, autant sortir tout ça même si c'est dans une ruelle avec une inconnue au costume voyant. Extériorise, petit. Il est en colère et perdu, personne ne peut lui en vouloir. Il me fait de la peine et je me demande ce qu'il a traversé pour en arriver là. Je lui tend un mouchoir en haussant les épaules.

Tu ne veux pas sauver les gens ? Ne les sauve pas, d'autres ont dédié leur vie à ça. Bon, tu ne peux pas forcément ignorer ce don si tu considères qu'il représente un handicap mais ça, ce pouvoir, il ne t'engage à rien. Tu sembles avoir besoin de prendre soin de toi avant tout alors fais ce qui te semble bon pour toi. Avec ou sans aide. Si tu n'as confiance en personne, trace ta route et quand tu rencontreras un mur... Et bien, je ne peux pas te promettre que tu trouveras exactement ce qu'il te faut pour t'aider mais tu sais au moins que tu peux tomber sur quelqu'un. Littéralement.

Ce qui le bloque, ce n'est pas ce pouvoir mais autre chose, quelque chose qu'il doit régler et comme il semble isolé et vouloir rester seul, il règlera ça à sa manière. Quant à son don, il peut toujours le percevoir comme un handicap, ça n'empêche pas de vivre. Comme pour d'autres troubles, il existe des aides et j'espère qu'il aura le bon sens de ne pas rester dans son coin à ronchonner mais de profiter de ces coups de main bienvenus. En attendant, je le laisse pleurer tout son saoul, ce n'est pas grave.